« Auriez-vous préféré rester tunisien si vous aviez eu le libre choix ? nous lui avons demandé. – probablement, répond Gisèle Halimi après quelques secondes de réflexion. Parce que j'ai beaucoup participé à la lutte dans ce pays, même si elle a été relativement courte. C'est plutôt dans la bataille d'Algérie que j'ai joué le plus grand rôle. Aujourd'hui, demandez-moi si, après tout, je ne suis pas plus algérien que tunisien, alors que j'ai consacré près de huit ans de ma vie à la cause de l'indépendance algérienne. »
icône du féminisme français
C'est ainsi que se définit Gisèle Halimi, interpellée par un invité lors de l'émission télévisée aujourd'hui madame, en 1974. Ces observations sont rapportées par Ilana Navaro dans Gisèle Halimi, la fauteuse de troubles. La documentariste explique pourquoi elle a dédié son premier livre à celle qui fut avocate, militante et députée durant les sept premières années du mandat du président français François Mitterrand : « Quand l'icône du féminisme français est décédée en juillet 2020, j'ai été surprise. vu à quel point les gens parlaient peu de leurs origines tunisiennes. »
Trois livres évoquant son « altérité oubliée » voient le jour en quelques mois : outre l'essai précité d'Ilana Navaro, révolte dans le coeur, une romance de jeunesse, par Maia Brami, et Gisèle Halimi, une jeune tunisienneun roman graphique de Danièle Masse et Sylvain Dorange.
Zeïza Taïeb, fille de La Goulette
Tunisie, Zeïza Gisèle Élise Taïeb y est née en 1927, à La Goulette. Ses parents, honteux d'avoir une fille, cachent l'enfant à son entourage. Son père, Édouard, est un Twensa [nom des Berbères judaïsés depuis l'Antiquité] et sa mère, Fritna, une Grana [minorité juive d'origine italienne]. Fière de sa lignée et pleine de fierté, cette dernière estime avoir fait un mauvais mariage.
Durant son enfance, Zeïza a vécu entre une mère qui ne montre pas le moindre signe d'affection et un père admiré au point que ses deux filles se battent pour l'honneur de porter ses chaussures quand il rentre du travail. De sa mère, elle dira : « Fritna est l'explication de toute ma démarche. J'aimerais que les femmes ne lui ressemblent pas. »
Pour situer le climat qui règne chez les taïebs, Ilana Navaro cite, dans son livre, une anecdote racontée par Jean-Yves Halimi, l'un des fils de Gisèle : « Un jour, j'ai raconté à mon grand-père ce qu'exprimaient ces expressions en arabe, qu'il souvent m'a expliqué, et c'était loin d'être amical : "Je voudrais que tu te fasses arracher les yeux avec une défense de boucher et que tu ailles attendre au plafond." […] C'est une famille dans laquelle il y avait un niveau de bruit très, très, très élevé.
Deux événements marquent la petite enfance de Gisèle. Elle avait 6 ou 7 ans lorsque son jeune frère, André, placé sous sa surveillance, a escaladé une marmite qui était sur le feu. Il mourra au bout de quelques jours dans d’atroces souffrances et personne n’aura le droit de parler de lui. Des années plus tard, elle se plaint de devoir assumer les tâches ménagères pendant que son frère aîné, Marcelo, est absent. Elle a entamé une grève de la faim de trois jours jusqu'à ce qu'elle obtienne gain de cause et remporte ainsi son premier combat pour l'égalité entre hommes et femmes.
Leur combat pour l’égalité se poursuit sous une autre forme. A 11 ans, la jeune Gisèle est témoin d'une scène lors d'une manifestation pour l'indépendance à Tunis. La police a ouvert le feu pour disperser la foule. Deux jours plus tard, une de ses collègues racontera de manière hilarante comment des soldats français ont forcé un professeur d'arabe à enlever son pantalon. Alimentée par les livres qu'elle dévore et par l'idéal républicain français qui défend la liberté, l'égalité et la fraternité, la jeune femme se rebelle contre le traitement réservé aux Arabes. Au grand dam de ses parents, elle a pris parti pour l'indépendance de la Tunisie. Jacques, son oncle paternel, communiste, exerce sur elle une influence tolérante, et un jour où, encore lycéenne, elle vend aux enchères un journal près du PC tunisien, son père la surprend et lui donne une sérieuse gifle.
Rencontre avec le général Massu
Le rêve du jeune homme d'aller en France étudier à la Sorbonne constitue l'étape marquante de révolte dans le coeurc'est de Gisèle Halimi, une jeune tunisienne. Les deux livres se terminent par le même épisode : à l'aéroport, Gisèle, 18 ans, s'apprête à embarquer sur un vol pour Paris en 1945. Elle part à la recherche de Marcelo, déporté pendant la Seconde Guerre mondiale. Une version officielle, que contredit Ilana Navaro : en effet, Gisèle a épousé un certain Raymond Zemmour, de dix ans son aîné, alors qu'elle avait moins de 20 ans. Un mariage arrangé puis caché pour ne pas occulter son message féministe.
Diplômes en poche et divorce prononcé, l'avocat s'est inscrit au barreau de Tunis et a épousé le fonctionnaire Paul Halimi. Très vite, elle défend les indépendantistes tunisiens. Après une émeute à Moknine, que les gendarmes réprimèrent sans pitié, en 1953, elle fut la seule femme à défendre les prévenus, dont certains étaient passibles de la peine de mort. Pendant cinq ans, il suit cette lutte et, après l'indépendance en 1956, il retourne naturellement devant les tribunaux du pays voisin, l'Algérie.
C'est ça sans Sans aucun doute, cet épisode de sa vie est la raison pour laquelle Gisèle Halimi n'est pas (encore) entrée au Panthéon. Elle vit entre Paris, où se trouve son cabinet d'avocats, et Alger, où elle défend ses clients. Ses deux fils, à Paris, bénéficiaient de la protection des étudiants de l'UNEF à une époque où, comme le disait Benjamin Stora cité par Ilana Navaro, « tous ceux qui voulaient s'opposer à la présence française en Algérie sous forme d'indépendance possible ou d'ennemis » . Gisèle Halimi raconte, perplexe, un entretien surréaliste qu'elle aura avec le général Massu. Il justifie le recours à la torture en lui montrant les marques laissées par les électrodes qu'ils ont placées sur son corps pour tester sa propre résistance à la douleur. La distance entre son idéal français et la réalité politique en Algérie ne fait que s'accroître.
« La prostituée du FLN »
En 1955, dans la mine d’El Halia, les nationalistes algériens ont tué 123 Européens – des mineurs et leurs familles. Le massacre est suivi d’une répression aveugle et disproportionnée. Jusqu'à l'aveuglement lors du procès de 1958 : les accusés étaient accusés sur la base d'aveux arrachés sous la torture et sans preuves tangibles. Gisèle Halimi reçoit chez elle à Paris des mini cercueils qu'elle transforme en garages pour les mini voitures de ses enfants ! En mai 1958, elle participe à une manifestation qui tourne à l'émeute et est presque lynchée par la foule qui la traite de « pute du FLN ». Lorsque le Comité de sûreté publique prend le pouvoir à Alger, elle est arrêtée avec son collègue Pierre Braun et n'est relâchée que quelques semaines plus tard. Sa vie ne tenant constamment qu'à un fil, elle croit en sa baraka.
Si une affaire judiciaire est particulièrement associée au nom de Gisèle Halimi, c'est bien celle de Djamila Boupacha. En 1960, ce jeune militant FLN de 22 ans est détenu à la prison de Barberousse parce qu'il voulait faire exploser une bombe. Voyant que l'endroit où elle devait sortir était bondé, elle abandonna. Cette inversion ne l'empêche pas d'être torturée et violée. Le viol, fréquemment utilisé par l'armée française, est souvent passé sous silence par les victimes car il touche à un tabou : la perte de la virginité, vécue comme pire encore que la torture.
Avec Simone de Beauvoir
Parallèlement au recours en justice, Gisèle Halimi s'est tournée vers son modèle, la philosophe et écrivaine Simone de Beauvoir, qui a immédiatement rédigé un article d'opinion dans le monde. Plus tard, les deux femmes signeront un livre intitulé Djamila Boupacha, avec un dessin de Pablo Picasso en couverture. Le Comité Djamila Boupacha comprend d'autres personnalités comme Jean-Paul Sartre, Louis Aragon, Geneviève de Gaulle, Germaine Tillion... Le procès prend une tournure politique, et Gisèle Halimi en profite comme tribune pour accuser le gouvernement et l'armée d'utiliser la torture et le viol comme armes de guerre. Djamila Boupacha est finalement libérée en avril 1962. Dès lors, le moudjahidin (« combattant ») se mariera et aura des enfants.
Alors qu'elle avait environ 12 ans, la future Gisèle Halimi, citée par Maïa Brami, écrivait : « En tout cas, je serai l'avocat contre l'injustice. Avocat avec « e ». Bien en avance sur son temps pour l'accord sur le genre, la militante féministe s'est trompée sur l'accord sur le nombre : elle était avocate contre Ô injustices, qu'elles soient coloniales, commises contre les femmes, etc., comme elle le prouvera tout au long son vie.