LE RÊVE MAGRÉBIEN DES AVENTURIERS EUROPÉENS (2/4) – Appuyé par la note de Ville de Naples, partie de Tunis le 9 août 1911, Alexandra David-Néel compte y revenir d'ici dix mois, comme elle l'a promis à son mari, Philippe, qui la surveillerait depuis le quai. Elle ne le reverra que quatorze ans plus tard.
Ce voyage en Inde deviendra un voyage qui la mènera également au Sikkim, au Népal, au Tibet, au Setchuan et en Indochine, et qui deviendra célèbre lorsqu'elle publiera, en 1927, Le voyage d'un Parisien à Lhassa. Son histoire est celle d'une façade : le premier Européen à entrer à Lhassa, la capitale du Tibet, contourne l'interdiction d'accès aux étrangers déguisés en mendiants en pèlerinage. Un exploit qui place cette féministe parmi les aventurières du XXe siècle.
Mais nous remontons à 1911. Sur ce quai écrasé par la chaleur estivale, Philippe n'a aucune idée du sort qui attend son épouse. Mais il connaît son caractère indépendant et son attirance pour l'Asie. Il s'était même habitué à ses sorties : moins d'une semaine après leur mariage, en 1904, elle s'était embarquée pour assister à des réunions professionnelles en France, en Belgique et en Suisse.
Avec le temps et la persuasion que « Moumi », comme il l'appelait, connaissait si bien, Philippe a appris la patience. Il restera son mari – et financier – à vie. sur une femme qui a vécu sa plus grande aventure loin de lui, au Tibet. Ils partageront une infinité de questions et d'émotions à travers une correspondance qui cimentera cet amour singulier, entretenu avec intelligence et tendresse.
Chanteur à l'âme d'explorateur
Pourtant, ces deux-là n’auraient jamais dû se rencontrer. Lui, brillant centralien, directeur très sérieux des chemins de fer tunisiens, a tout le caractère proustien, charmeur et charmeur, un épicurien intellectuel avec une touche de mélancolie, un sens inné de la mondanité et un art consommé de la séduction.
Elle, féministe qui a étudié la philosophie et les langues orientales, libertaire, franc-maçonnerie, écrivaine, bouddhiste, toujours prête à partir et qui affirmait que l'aventure était la seule raison de sa vie. Fille d'un ami républicain de Victor Hugo exilé à Bruxelles, elle est aussi une chanteuse d'opéra populaire. Les revenus qu'elle tirera de son activité de chanteuse lui permettront de se consacrer à la recherche, notamment sur le bouddhisme et le mysticisme, et de préparer son départ pour « ces pays où naît la lumière ». Alexandra s’est toujours sentie comme une exploratrice dans l’âme.
Née à Saint-Mandé, en difficulté avec Paris, elle a déjà effectué deux voyages en Inde et revient d'une tournée en Asie – sous le nom d'Alexandra Myrial – lorsque l'Opéra municipal de Tunis l'a rencontrée pour se produire sur leur scène. L'invitation arrive à point nommé et vous permettra de gagner une vie. Mieux : il est invité à prendre la direction musicale du Casino de Tunis, sur le site de l'actuel Théâtre de la ville. Elle prolonge donc son séjour en Tunisie et continue ses tournées de chant.
La rencontre avec Philippe Néel
C'est lors d'un dîner, en septembre 1900, qu'un jeune homme (il aurait eu 32 ans) rencontra Philippe Néel. Alexandra tombe immédiatement sous le charme de ce séducteur connu pour mener ses conquêtes à bord de son voilier, avaleret qu'elle surnomme rapidement « Monsieur Nouchy », quand il n'est pas « mon alouch » (mon mouton en arabe) en l'honneur de ses cheveux bouclés.
C'est ce cas, après ce mariage et ce moment passé à Tunis qui a provoqué la métamorphose des aventuriers, donnant naissance à Alexandra David-Néel dont les écrits inspirent encore aujourd'hui de nombreux lecteurs. Durant cette période, il s'est concentré sur l'essentiel, a fait du bouddhisme et du féminisme ses fondements, a pris des réflexions ésotériques comme celles des Rose-Croix et s'est donné le temps de devenir journaliste, de publier, d'aiguiser ses sens, une observation et j'aime voyager, De quoi peaufiner ses projets et se laisser tourmenter par l'envie de partir.
Alexandra avait 36 ans lorsque le couple s'est marié. Un morceau de film, tiré d'une caméra inconnue, la montre portant une couronne de fleurs d'oranger entourée d'un voile de tulle, trop petit sur sa grande crinoline blanche au bras de Philippe. Le témoin du marié, le Docteur Joseph-Charles Mardrus, célèbre traducteur de Mille et une nuits, reste à vos côtés. La séquence surannée donne une vraie dimension à ce couple qui n'aura pas d'enfants, selon les vœux d'Alexandra, et connaîtra l'apogée de leur relation à travers un échange épistolaire exceptionnel.
Les amis de Philippe ne sont pas les siens, ce sont ses parents, et la vie plutôt banale qu'ils mènent n'est pas celle à laquelle aspire Alexandra. Elle est habituée à des environnements plus intellectuels où les femmes ne sont pas marginalisées. Depuis son arrivée en 1900, Alexandra a assisté à l'installation du protégé français qui a fait de Tunis un grand chantier en pleine effervescence.
Mais elle reste étrangère à cette émotion et à cette ambiance bon ton de petit notable aux manières provinciales. À Tunis, cela semble réglé. Elle écrit à son mari dès son arrivée en Inde, où elle vit avec des lettrés : « C'est une véritable orgie après le triste désert intellectuel qu'est pour moi Tunis… Ne pouvoir parler à personne d'études, de philosophie… Douloureux tourmenter…"
Mais elle n'oublie pas Tunis, elle se souvient du numéro de Colette « danser à moitié nue » et des blagues du quotidien. Elle est avant tout nostalgique des lumières si particulières de la Tunisie. Sur les sommets de l’Himalaya, elle a enregistré la « terre carbonisée » qu’elle a trouvée lors d’une incursion en Afrique australe. Tunisie et Algérie, et d'où elle revenait émerveillée par l'exubérance des crépuscules, « les beaux après-midi où le soleil sanglant étend un manteau triomphant de pourpre sur la vieille ville, tandis que du haut des minarets, les muezzins, en chantant ton, appelle les fidèles à la prière du soir. Contrairement à la tendance orientaliste, Alexandra, en revanche, n'est pas sensible au mysticisme local ni à l'islam.
Souvenirs de Tunisie
Elle écrira également des lignes marquantes sur la résidence qu'elle partageait avec Philippe au 29 rue Abdelwaheb, à Tunis, « une belle et grande maison, avec cour, fontaine, arcades, faïences, murs blancs, volets bleus, décorée de poteries de Nabeul et de tapis de Cairuão. Elle appréciait particulièrement La Mousmée, dont la villa faisait, à partir de 1906, une thébaïde lumineuse sous le feuillage des arbres entourés de roseaux fleuris, à La Goulette, où Philippe amarrait avaler.
"Quelle chance nous avons de vivre ainsi à l'Est avec une belle maison propice à la méditation, une terrasse blanche où les dieux peuvent entrer et toucher à pieds nus sans risquer d'entrer en collision avec les cheminées", se réjouit-il. Le souvenir nostalgique de cette « retraite maritime » restera longtemps vivace pour Alexandra, qui semble après tout avoir connu plus d'endroits en Tunisie que d'amis.